Aujourd'hui, troisième épisode : la jupe. Ou comment un rectangle de tissu que personne n'aurait l'idée de remettre en question induit l'entrave des corps et le souci du paraître, d'autant plus puissants qu'ils se transmettent, comme tous les codes de bonnes conduite, de mère en fille.
Autant de contraintes intégrées dont on ne se libère pas si facilement. Et l’on continue de tirer sur nos jupes et de marcher à petites enjambées, même en jean et en souliers plats...
Télérama : A quoi sert la jupe ?
Pierre Bourdieu : C’est très difficile de se comporter correctement quand on a une jupe. Si vous êtes un homme, imaginez-vous en jupe, plutôt courte, et essayez donc de vous accroupir, de ramasser un objet tombé par terre, sans bouger de votre chaise ni écarter les jambes...
La jupe, c’est un corset invisible, qui impose une tenue et une retenue, une manière de s’asseoir, de marcher. Elle a finalement la même fonction que la soutane. Revêtir une soutane, cela change vraiment la vie, et pas seulement parce que vous devenez prêtre au regard des autres. Votre statut vous est rappelé en permanence par ce bout de tissu qui vous entrave les jambes, de surcroît une entrave d’allure féminine. Vous ne pouvez pas courrir...
La jupe, c’est une sorte de pense-bête. La plupart des injonctions culturelles sont ainsi destinées à rappeler le système d’opposition (masculin/féminin, droite/gauche, haut/bas, dur/mou...) qui fonde l’ordre social. Des oppositions arbitraires qui finissent par se passer de justification et être enregistrées comme des différences de nature.
TRA : La jupe, c’est aussi un cache-sexe ?
PB : Oui, mais c’est secondaire. Le contrôle est beaucoup plus profond et plus subtil. La jupe, ça montre plus qu’un pantalon, et c’est difficile à porter justement parce que cela risque de montrer. Voilà toute la contradiction de l’attente sociale envers les femmes : elles doivent être séduisantes et retenues, visibles et invisibles (ou, dans un autre registre, efficaces et discrètes).
On a déjà glosé sur ce sujet, sur les jeux de la séduction, de l’érotisme, toute l’ambiguïté du montré-caché. La jupe incarne très bien cela. Un short, c’est beaucoup plus simple : ça cache ce que ça cache et ça montre ce que ça montre. La jupe risque toujours de montrer plus qu’elle ne doit montrer.
TRA : Vous évoquez une femme disant “Ma mère ne m’a jamais dit de ne pas me tenir jambes écartées” ; et pourtant elle savait bien que ce n’est pas convenable “pour une fille”. Comment se reproduisent les dispositions corporelles ?
PB : Les injonctions en matière de bonne conduite sont particulièrement puissantes parce qu’elles s’adressent d’abord au corps et qu’elles ne passent pas nécesairement par le langage et par la conscience. Les femmes savent sans le savoir que,
en adoptant telle ou telle tenue, tel ou tel vêtement, elles s’exposent à être perçues de telle ou telle façon. Le gros problème des rapports entre les sexes aujourd’hui, c’est qu’il y a des contresens, de la part des hommes en particulier, sur ce que veut dire le vêtement des femmes. Beaucoup d’études consacrées aux affaires de viol ont montré que les hommes voient comme des provocations des attitudes qui sont en fait en conformité avec une mode vestimentaire. .../...
extraits d’un article de Catherine Portevin - TELERAMA du 5 aout 1998