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Aussi loin qu'ait été portée la défense des droits de la femme en Tunisie, elle s'est toujours accommodée, par l'intelligence des valeurs domestiques, d'un conservatisme qui paradoxalement consolidait le socle sur lequel les piliers de l'émancipation s'érigeaient. En Tunisie, les femmes ont tourné, et non brisé, les traditions, de telle sorte que celles-ci se sont maintenues dans le paysage moral, comme une galerie de vieux portraits dans les manoirs anglais, pour rappeler à leurs descendants la noblesse d'un passé sans lequel l'esprit anglais aurait perdu son charme. Ainsi en est-il des femmes tunisiennes qui, jusqu'à la vague islamiste, avaient conservé, dans leurs libertés avancées, sur le plan sexuel et professionnel, l'humour voluptueux de ne pas rompre avec l'imaginaire de leurs aïeules, et de l'accommoder à leurs désirs nouveaux avec tout ce qu'il faut de science ludique pour transgresser la tradition, sans jamais avoir l'air de la trahir.
Mais voilà qu'un phénomène a surgi qui a introduit un arrêt brutal dans ce subtil équilibre entre transmission et liberté, c'est l'islamisme. Tout à coup, des femmes, en ballots industriels, enseignées par des doctrines sectaires en rupture avec la Tradition, ont commencé ce terrible travail de déracinement du trésor artistique, musical, poétique du passé. Elles ont appliqué sur les fresques enluminées de notre mémoire, sur les merveilleux corsages charnels de nos parentes, sur les chevelures gonflées de grâces accomplies, une ombre épaisse de messe noire. Elles ont tiré un rideau de fer froid sur les formes et les couleurs, elles ont fermé les visages et les corps sous des cuirasses forgées dans la laideur d'un cachot médiéval.
Peu à peu, elles ont ruiné les récits du passé, les contes d'amour, le métier patient de l'histoire que d'inventives artisanes ont brodé pour leurs descendantes, et elles ont brisé le vase délicat du souvenir et du rêve. Elles ont enseveli la femme traditionnelle, cet être plein de fantaisie et de verve, d'intelligence et de bonté, de séduction et de vivacité, sous le masque éteint d'une Gorgone qui dispute aux hommes un faciès de barbon et de grisaille virile, pour la promotion d'un troisième sexe improbable travesti d'étouffoirs.
Cette aberrante trahison du génie féminin transmis par l'islam lui-même, ce supplice contre-nature qui tue la sensation avant qu'elle ne naisse, durcit le cœur avant qu'il ne batte, ferme l'intelligence avant qu'elle ne s'éveille, pourquoi voulez-vous qu'une jeune fille sensible, généreuse, intelligente les supporte ? Quelle femme libre les supporte ? Ce verrou d'oubli et d'ignorance, comment une créature éclatante de vie et d'énergie, ayant bu à la sève de la révolution le philtre puissant de sa chrysalide en bouton, ne le ferait-elle pas craquer, et de ces murailles cousues ne ferait-elle pas jaillir le galbe nu de sa peau incarnée ? Quel dieu en serait offensé ?"
Hélé Beji, "Amina, l'histoire en marche" (extrait), Le Monde du 16/06/2013